Après El Bulli, El Celler de Can Roca a été le premier restaurant à mériter un 9,75/10 au sein du guide Lo Mejor de la Gastronomía ; une note qu’il partage avec Noma. Le restaurant des frères Roca est probablement, voire certainement, le meilleur du monde. Pour l’ensemble, pour sa cuisine, ses desserts, le luxe rationnel de ses installations, son service, sa proximité avec la clientèle, sa naturalité, sa cave, et … pour son rapport qualité/prix, sans précédent au dans les sphères de la haute restauration. En définitive, la famille Roca (Joan, Pitu et Jordi) a érigé un restaurant unique tout à fait en harmonie avec son temps. Un établissement qui a atteint le zénith culinaire sans le moindre excès, tout en douceur.
La meilleure cuisine du monde ? Difficile de la comparer à celle de René Repzepi. Elles sont si différentes. Peut-être le Scandinave fait-il preuve d’une aptitude plus révolutionnaire et d’un plus grand génie inné. De leur côté, les frères Roca proposent une œuvre plus perfectionniste, moins intuitive, plus intelligente et érudite, plus technique, une créativité plus profonde, réfléchie et harmonieuse qui aspire au bonheur et aux cieux gastronomiques. Une idéalité plus humaine que divine qui reflète à merveille la manière d’être d’une famille caractérisée par ses efforts silencieux, son humilité et sa philosophie de vie si naturelle. Noblesse et authenticité sont omniprésentes aussi bien dans les attitudes que dans l’assiette. Ici, ce n’est pas l’extravagance qui prime, comme chez de nombreuses « célébrités » qui font partie du grand cirque culinaire. Place au glamour modéré, juste et nécessaire. À la vérité, à l’essence et à la cohérence.
Nous sommes donc en présence d’une imagination pondérée et évolutive consciente du fait que la régularité et la virtuosité sont des valeurs suprêmes inhérentes à magnanimité. L’objectif de la maison est de décrocher la meilleure note moyenne attribuée au terme de la dégustation de 20-25 plats. Un but qu’elle a atteint et qui la rend grandiose. De l’art scientifique pur et dur.
Synonymes de dévouement et de générosité, les apéritifs, infinis et talentueux, technos et exotiques, sont en harmonie avec l’esprit qui a hissé la cuisine espagnole aux sphères de la reconnaissance mondiale : olives farcies, Campari, calamars a la romaine, omelette aux courgettes, bonbon et brioche à la truffe, tour du monde, … Les propositions de El Celler lui font honneur tout en rendant hommage au grand génie des cuisiniers, Ferran Adrià, si admiré par les frères Roca. Les constructions transcendantales sont d’emblée marquées par le leadership. Ici, les œuvres personnelles sont redéfinies, comme l’atteste le rouget cuit à basse température, désossé et farci d’un pâté élaboré avec son foie et assorti de gnocchis au safran, orange et herbes anisées. Tous les éléments du mets ont été peaufinés pour gagner en exquisité, naturalité, jutosité, complexité et mise en scène. À tel point qu’il s’agit du meilleur plat de rouget que nous ayons jamais savouré. Si la sole sur braises aux saveurs méditerranéennes a marqué la mémoire culinaire, la sole meunière braisée n’en n’a pas fait moins grâce à l’articulation de ses compléments et à son voile de lait élaboré avec du beurre rôti, du citron et des câpres, le tout accompagné de pétales de fleurs et d’agrumes. Les scènes, animées par les mêmes acteurs principaux mais suivant des scénarios différents, évoquent des souvenirs tout en proposant des nouveautés et des améliorations, comme par exemple la gamba grillée, crue et chaude, servie avec du sable de gamba, des rochers à l’encre, des pattes frites, du jus issus des têtes, et de l’essence de gambas : l’histoire et la technique s’allient pour aller toujours plus haut sans créer le moindre antagonisme. Ou comme l’huître al palo cortado accompagnée d’ail blanc et noir, caractérisée par l’adaptation chaud-froid, le yin et le yang, et les antagonismes, qui n’existent pas, mais améliorent beaucoup les choses. La tendance de la maison s’avère inébranlable. Oursins grillés à l’orange et au fenouil ; morue assortie de ses tripes, brandade, soupe d’huile, échalotes au miel, … Les frères Roca sont parfaitement conscients du message qu’ils veulent faire passer, de leurs passions et de leur ressources. Ils atteignent un niveau exceptionnel –à des années-lumière de tous les cuisiniers catalans de tous les temps et de toute la cuisine méditerranéenne– en matière de viandes, avec des saveurs et des textures révolutionnaires dans le domaine du gibier : bécasse servie avec une brioche farcie de foie de l’oiseau, du blanc et de la tête de l’animal ; foie de pigeon ramier à l’oignon, noix caramélisées au curry, genévrier, zeste d’orange et fines herbes ; lièvre à la royale avec son râble saignant, son épaule en civet et sa royale. Et que dire du cochon de lait ibérique, onctueux et délicieux, extrêmement naturel, assorti de son cortège de haute cuisine classique et galactique : blanquette au riesling, terrine de mangue et truffe, betterave, ail, concentré d’orange et pistil de safran… le tout proposé en une multitude de textures et de formes ; l’extase totale. Curieusement, les salades marquent un style plus jeune, désinvolte et libre, aussi bien la version d’automne aux tons orangés que la salade verte (voir Grands Plats).
Les desserts sont signés de la main de Jordi, le meilleur pâtissier de restaurant du monde, avec Martín Berasategui. « Vénérable » et « Sous-bois » marquent des sauts quantitatifs dans l’histoire culinaire et le chromatisme orangé. Élaborés à base d’orange, de mandarine, de fruit de la passion, de carotte et de jaune d’œuf, ces délices nous permettent d’aller dormir repus d’excès tellement géniaux qu’ils ne sont plus des excès…