Cracco 2008
J’ai découvert la cuisine de Carlo Cracco pendant la deuxième moitié des années ’90, à l’époque où il travaillait au restaurant Le Clivie di Piobesi, à Alba. Cela dit, j’avoue que je ne suis jamais allé au Cracco-Peck. Par contre, l’an dernier, j’ai eu le plaisir de manger trois fois au restaurant Cracco. Depuis qu’il a terminé son aventure patronale avec Peck à la fin du printemps 2007, Carlo avoue avoir entamé une nouvelle étape professionnelle qui lui a permis de travailler avec beaucoup moins de pression et de se vouer corps et âme à la cuisine. Un état d’esprit que dégagent également les membres de son équipe. Je ne sais pas comment était le restaurant Cracco-Peck, mais ce que je peux dire, c’est que le Cracco actuel est un établissement d’un niveau international. De l’entrée à la salle à manger, le convive apprécie la grande beauté de l’ensemble, l’éclairage ainsi que les vastes espaces qui font presque oublier que l’on se trouve sous terre. On se croirait au cœur d’une grande ville comme Milan, par exemple. Le service de salle, parfait, est assuré par une équipe de jeunes très motivés par le projet de Carlo Cracco et par un grand professionnel de l’hospitalité : le maître Davide Ostorero. Élégant, affable, attentionné, il a la classe digne d’un chef de salle, celle-là même qui fait en sorte que tous ses clients se sentent à l’aise, du couple de jeunes tourtereaux qui fête son anniversaire au directeur d’entreprise qui vient pour un repas d’affaires. Toute la salle est sous contrôle : lorsque ses acolytes le cherchent du regard, il les guide d’un signe des yeux avec rapidité et précision, sans la moindre faille, sans que le client ne se rende compte de rien. Un service parfait aussi bien lorsqu’il s’agit d’assaisonner une salade pour une demoiselle au régime que pour découper un foie gras face à un convive plus gourmand. Ce n’est pas pour rien qu’il a reçu le Prix Meilleur Maître de l’année décerné dans le cadre du guide L'Espresso de 2008. En ma qualité de Piémontais, je ne peux m’empêcher de signaler que Davide dirige une petite communauté issue de Turin (de Giaveno, plus précisément, dans la province turinoise) qui, entre la salle et la cuisine, contribue à la grandeur de la maison. Le jeune sommelier, Luca Gardini (27 ans) propose une carte conséquente dotée d’étiquettes du monde entier qui représentent très bien les quatre grands territoires de la Bourgogne, de Bordeaux, du Piémont et de la Toscane (à noter également le grand nombre de grands crus ainsi que de grands formats et de vins offerts au verre). La grande passion que Luca dégage pour son travail se traduit par une maîtrise de la matière pratiquement sans précédent pour un professionnel de son âge. J’imagine comment il sera dans dix ans, renforcé par toutes les dégustations et les visites de vignobles et de caves qui s’ensuivent…
Passons maintenant à table. Même si j’avais toujours suivi Carlo pendant son époque au Cracco-Peck, à travers la presse spécialisée ou dans le cadre du Congrès LMG de Saint-Sébastien, je ne pensais pas que sa cuisine m’aurait séduit autant. Avec son bras droit, Matteo Baronetto (également originaire de Giaveno), il a mis sur pied une cuisine complexe, imprévisible, intellectuelle, polyédrique et très versatile : globale, piémontaise, milanaise, méditerranéenne, italienne. Il connaît, aime et respecte la tradition. On le perçoit au niveau de l’inspiration classique de ses plats. Ce qui ne l’empêche pas de sortir des sentiers battus en proposant des créations innovantes et anticonformistes. Toute son œuvre repose sur un dénominateur commun : la qualité de la matière première et la saveur de cette dernière.
Le bonbon croquant farci de salade russe (photo 1) est excellent. Il est servi en guise de snack, debout, placé sur un piédestal. On le prend avec les doigts et on le déguste comme un biscuit. Vu le poids de la salade russe, plus lourde que le caramel qui l’enrobe, ce bonbon très fin et fragile est le fruit d’une grande technique ; un miracle de l’ingénierie ! Et que dire du goût ? Un joli jeu de textures ainsi qu’une exécution irréprochable de la salade russe. Autre plat qui rompt les schémas traditionnels : l’huître assortie de figue et de câpres déshydratés (photo 2). Ici, le mollusque est presque confit dans du beurre clarifié et farci d’une figue. Le tout est accompagné d’une feuille de sauge, cuite dans du lait et enrobée de peau de lait, et des câpres. Il ne faut vraiment pas manquer ce jeu entre le salé et le sucré, entre l’onctuosité de l’huître et l’adiposité du beurre, le tout proposé en toute légèreté : un véritable chef-d’œuvre !
La purée de pomme de terre assortie de crème fleurette légère et de caviar (photo 3) est un mets très érudit et très français qui introduit également un élément innovant : la pousse de petit pois, qui apporte une note verte et une pointe d’acide de chlorophylle à cette composition douce et séduisante. Un plat de palais qui a été doté d’une touche plus campagnarde. Le jaune d’œuf mariné sur fondue de parmesan (photo 4) est une proposition emblématique, colossale (carte d’été). Le jaune est appuyé sur une fondue de parmesan transparente, une espèce d’eau dense au goût de parmesan. Il est flanqué de blanc d’œuf frit, de toasts/tuiles de parmesan et de pain. UN DÉPLOIEMENT INCROYABLE DE TECHNIQUE, MAIS QUE L’ON NE PERÇOIT PAS. ICI, C’EST LA NATURALITÉ DU PLAT ET SA SPONTANÉITÉ QUI PRIMENT. Le convive perçoit également la capacité de synthèse du chef, qui travaille sans perdre les valeurs ni les propriétés du plat et de ses ingrédients tout en incorporant deux éléments : la délicatesse et la légèreté ; deux nouvelles manières de s’exprimer dans de nouveaux contextes. Comment manger une fondue d’été à midi sans reprendre le travail après le repas sans lourdeur d’estomac ? Plutôt que d’être présenté dissout ou disséminé dans la fondue, l’œuf est proposé au beau milieu de la composition ; tout est bien ordonné, net, afin de ne pas mélanger les goûts et de conserver au maximum l’identité de la recette traditionnelle. Même philosophie pour toutes les recettes élaborées à base de pâtes aux œufs (une fois mariné et écrasé, le jaune est transformé en une pâte qui peut être utilisée pour préparer des nouilles aux œufs, par exemple) ou, dans un autre registre, pour le risotto à la milanaise au safran et à la moelle, dont on peut savourer la photo à la page 75 de Cracco (éd. Giunti), le premier livre illustré par des photos de Bob Noto et, à mon avis, son meilleur ouvrage. J’aime beaucoup la petite « révolution » suggérée par le domaine photo-gastronomique : le fond (de l’assiette, de la nappe, de l’endroit) disparaît pour laisser apprécier exclusivement la nourriture, le plat vu d’en haut, depuis le zénith. Une page pour chaque photo. La recette à gauche et le mets à droite qui, grâce à l’agrandissement, est mis en valeur dans ses moindres détails, des grains de sel ou d’autres épices au type et à la qualité de la cuisson. Je suis très heureux de voir que les plats de Carlo aient fait l’objet de tout ce travail. Pour en revenir au risotto, la moelle, généralement « dispersée » sur le riz, est aussi le centre du mets. On obtient ainsi un risotto au safran classique, parfait, au centre duquel figure une rondelle de moelle marquée sur le gril en vue d’éliminer une partie de sa graisse. On remarque une ferme volonté d’étudier, d’analyser et de perfectionner la tradition en la simplifiant, en synthétisant la préparation du plat sans trahir le goût original tout en réduisant l’apport calorique et en facilitant la digestion. Un signe de culture, d’intelligence et de courage qui permet de réinterpréter et d’étudier d’anciennes recettes historiques dans un contexte (public et critique) souvent conservateur.
Les spaghettis de Benedetto Cavalieri proposés en compagnie d’oursins et de café sont réellement exquis. Des spaghettis éminents, revigorants et al dente condimentés avec un ragoût d’oursins très savoureux, légèrement adouci par une note de café discrète. Le goût de mer est imposant, voire plutôt fort, mais la mer ne procure-t-elle pas des sensations fortes ? Vient ensuite cette touche de café, à peine perceptible ; fantastique, typiquement méditerranéenne. L’Italie, quoi ! Pour terminer la brève sélection de plats que j’ai goûtés au cours de ce mois de septembre 2008, rien de tel que cette élaboration composée de deux éléments : la crème de céleri avec rondelle de moelle (photo 5). La crème est en fait un jus de céleri d’une saveur extrêmement pure auquel viennent s’ajouter des filaments crus du végétal et une tranche de moelle qui, comme dit mon ami Fabrizio Giai, sert à « beurrer » le légume et à lui conférer une certaine onctuosité. On remarquera de nouveau une grande économie de moyens et d’ingrédients pour obtenir un résultat gustatif et conceptuel incroyable.
Les plats et les sensations que j’ai appréciés cette année au restaurant de la Via Victor Hugo sont tellement nombreux, que je crois pouvoir affirmer avoir découvert (avec beaucoup de retard, certes) un grand restaurant qui, à mon avis, n’a pas encore la reconnaissance qu’il mérite de la part du public italien.
La qualité du service de salle, le décor, la détermination et le professionnalisme de très haut rang affichés par le personnel, la moyenne de quarante couverts à midi et le soir et, surtout, la qualité de la cuisine proposée, sa modernité, les nouvelles techniques de Carlo (l’étude de l’œuf, la technique des pâtes aux œufs et de la salade cuite – voir section Grands plats du site – , l’étude des « papiers » de poisson) font de Cracco beaucoup plus qu’un classique de la restauration. Je pense qu’actuellement, il s’agit de l’un des meilleurs restaurants du monde.