De tous les cuisiniers que nous avons connus, c’est celui qui fait preuve de la plus grande classe, tant sur le plan humain que professionnel. Un tout grand monsieur, un aristocrate de l’hôtellerie qui, grâce à l’énorme contribution de son épouse, a su ériger l’un des restaurants les plus charismatiques du monde. Un palace qui regorge de distinction et de chaleur, d’exquisité, en harmonie avec le paysage, planté au milieu de nulle part, en pleine campagne, loin du bruit et de la cohue. Un oasis du savoir-vivre ouvert aux êtres soucieux de se savourer le bonheur du bout des papilles gustatives.
Si le domaine, le cadre et l’ambiance sont uniques, Michel ne l’est pas moins. Avec Chapel, ce personnage historique a donné sens à la fameuse Nouvelle Cuisine des années ’70 et ’80. La relève fut ensuite assurée par Robuchon, Bras et Adrià, qui ont marqué notre vie gastronomique. Cette liste de chefs indiscutables, qui font l’unanimité universelle, pourrait comporter quelques noms supplémentaires –selon les réflexions et les goûts– qui sont déjà parvenus au zénith de la gastronomie ou qui sont sur le chemin de la gloire… Seul le temps permettra d’analyser leur œuvre avec plus de perspective.
Guérard est un romantique. Du haut de ses 79 printemps (il est né le 27 mars 1933), il dirige son armée culinaire tous les soirs et les week-ends à midi. Une troupe composée de jeunes maîtres qui matérialisent inébranlablement l’œuvre de ce GÉNIE et qui concrétisent les plats que Michel a créés et interprétés, marqués de sa propre griffe et de sa virtuosité sans égal. Une œuvre qui figure sur la carte du restaurant et se voit affinée, modifiée, mise au goût du jour, en parfaite harmonie avec sa manière d’être. Une œuvre classique. Une cuisine parfaite qui répond à une époque et à un auteur. Nous sommes en présence d’un Cervantes ou d’un Shakespeare. D’une œuvre éminente de la Nouvelle Cuisine. Si vous souhaitez découvrir la crème de la cuisine de cette époque-là –adaptée, réinterprétée, mise à jour–, une visite à Eugénie-Les-Bains s’impose. Si le convive se libère d’avant-gardismes conceptuels, il y mangera remarquablement.
Premier clin d’œil synonyme de produit 10/10, de culture des Landes et d’érudition de la haute cuisine française : la terrine de foie gras sur gélatine d’épices et vin de Pomerol, légèrement fumée, assortie de brioche, pain de campagne et confiture aux raisins. Le zéphyr de truffe, déposée sur une île flottante, le tout recouvrant une crème de légumes et une tuile de fromage, représente l’universalité de la grande cuisine française. Produit excellent, d’une fraîcheur extrême, d’un point de cuisson idéal, al dente, conservant toute la texture et l’amertume naturelles ; telle est la description de la grosse asperge blanche, servie en lamelle crue frisée, en compagnie d’une sauce hollandaise inconsistante, d’une texture éthérée, au goût de pois. Le ravioli aux champignons, morilles et truffe, géant et translucide, proposé avec des asperges vertes et une sauce mousseuse aux champignons des bois, fut le premier témoignage de la révolution des pâtes en France, inspirée de la subtilité des Chinois. Autre création vouée à la postérité : le homard rôti servi en médaillons dans sa carapace, doté d’une légère touche de cheminée, de grillade, garni de fines herbes du Jardin du curé et de beurre fondu, et accompagné d’une petite assiette d’endives amères et sucrées, confites dans du lait de noix de coco. Le chef propose toujours du neuf basé sur des motifs consacrés, comme c’est de nouveau le cas avec le suprême de canard bien rosé flanqué d’une immense escalope de foie gras brûlé avec du sucre au genièvre et accompagné de diverses garnitures fruitées.
Les desserts évoquent la grande pâtisserie française, dont Guérard fut la grande gloire : pêche blanche Melba aux fruits rouges caramélisée au sucre candi et glace à la verveine ; millefeuille, crème chantilly au citron et framboises ; gâteau mollet du Marquis de Béchamel, glace fondue à la rhubarbe ; ou encore la version baroque du pain perdu sous forme de brioche assortie de pamplemousse.
Bref, la meilleure histoire vivante de la gastronomie française.