Son propriétaire, Josep María González, un visionnaire du secteur de l’hôtellerie, lauréat du prix Entrepreneur de l’Année décerné par le guide Lo Mejor de la Gastronomía, promoteur d’une kyrielle de restaurants importants, a su subsister au sein de ce projet complexe –peut-être parce qu’il n’y avait pas d’autre choix– et a une fois de plus prouvé qu’il avait un flair inné de chien truffier. En 2010, il changea curieusement d’orientation culinaire, remplaçant le style doctoral vertueux de son chef renommé, Xavier Pellicer, par la griffe révolutionnaire d’un jeune chef prometteur et audacieux qui a tout misé sur l’avant-gardisme au long de son parcours professionnel. Son pari lui semble avoir souri, notamment parce qu’il est parvenu à rester seul –ou presque– au sein de l’élite, et ce en alliant le modèle bourgeois des installations, des formes et de l’entreprise avec des saveurs tout à fait créatives et anticonformistes. Nous sommes donc en présence d’un restaurant élitiste sur le plan de la mise en scène et des portraits gustatifs, digne des exigences d’une demande sociale extrêmement qualifiée et minoritaire.
Répétons-le : après avoir effeuillé la marguerite, composée de noms rutilants ainsi que de personnalités plus connues pour leurs formes que pour leurs contenus, Josep Maria González a vu clair en misant sur la jeunesse, les idéaux et l’ambition d’un chef travailleur et prometteur, lauréat d’importants trophées comme le Championnat international des recettes élaborées avec de l’huile d’olive extra vierge Jaén, Paraíso Interior, mais qui n’avait pas encore eu l’occasion de faire triompher de projet, notamment en raison de leur localisation et du manque d’expérience dans le business.
Aujourd’hui, après une période logique d’incertitude, Jordi Cruz, 33 ans, est devenu un des grands noms de la cuisine espagnole, aux côtés de Paco Morales, Josean M. Alija, Eneko Atxa, Marcos Moran, Nacho Manzano … Une génération arrivée à la trentaine qui comble les cuisines de fraîcheur et de nouvelles sensations. Ses deux principales qualités ? Son talent créatif extraordinaire et son don du goût proverbial, omniprésent au sein de ses plats, toujours élégants et harmonieux. Bien que les articulations puissent sembler surprenantes et que les saveurs mises en scène soient « exotiques », les compositions du chef s’avèrent veloutées et structurées. Son œuvre est également synonyme de constance, méticulosité, étude et savoirs, sans lesquels il serait impossible d’atteindre le niveau proposé qui, j’insiste, montera encore d’un cran.
La carte a changé de fond en comble. La seule survivante est une proposition charmante, exquise, légère, ingénieuse et rageusement méditerranéenne, bien que réinventée : les tomates en branche séchées nageant dans un jus de poivrons rouges à l’huile d’olive, assorties de sardine fumée, croûtes de pain, saumure d’anchois et huile de basilic. Un plat qu’envierait le meilleur des cuisiniers italiens. Le torrent d’imagination commence avec les apéritifs, impressionnants, très technos : le mojito et la sucette nitro au yaourt de caviar, qui reflète bien l’influence de Ferran Adrià sur la formation du chef. Des moments vibrants qui se répètent lors du troisième amuse-bouche : le curry thaï assorti d’oursins, 100% sauvages, océaniques, l’épice apportant une chaleur tempérée au palais ; un complément audacieux pour le fruit de mer. Les grands déploiements technos et la complexité des compositions sont une constante au sein de la pratique de Jordi, capable de résoudre ses défis de manière magistrale, comme en témoignent les gnocchis liquides de parmesan au beurre de bergamote servis en compagnie de noix, d’une infusion de champignons à la citronnelle et de truffe ; des saveurs intemporelles proposées selon des formes galactiques. L’huître, crue et tiède, regorgeant de toute son eau et de ses essences, servie avec du jus de champignons, des agrumes et des salsifis, confirme la tendance à allier la pureté et la haute élaboration avec des saveurs familiales au sein de sensations réinventées. Le steak tartare fumé, une déconstruction épatante, propose une altération incroyable de la texture de la viande, présentée sous forme de « neige » de veau, entremêlée d’une focaccia croustillante qui apporte un contraste de textures, le tout étant accompagné d’un voile à la moutarde et d’une sauce au jaune d’œuf. L’œuf sphérifié, coquettement bichonné, est présenté en grande pompe en compagnie d’un excellent fond de purée de pomme de terre d’une texture originale, de dés juteux de gorge de porc, de lamelles de truffe noire parfumées, d’huile, de roquette, etc. ; élégance historique et design technique renouvelé. La Catalogne est exprimée dans toute sa pureté à travers les pois du Maresme en papillote servis avec leur crème, des mini poulpes, du jus et des lamelles d’oignons de Figueres, des tripes de morue, de la bergamote, … Impossible de faire plus généreux, naturel et précis ! L’occidentalisation du Japon s’avère très réussie : ventrèche de thon de la Méditerranée rôtie proposée avec des macaronis à la sauce ponzu, zeste de kumquat, salade mizuna, artichaut croquant et purée de racines piquantes. Et que dire de la version clairvoyante et très élaborée du lièvre à la royale, modernisée sur le plan artistique en tirant le meilleur parti de ses composantes, à savoir le filet, rôti et saignant, la farce en ragoût, et le foie gras, le tout renforcé par la présence imprévisible et amusante d’ananas et de pignons. Tous ces plats se sont énormément consolidés.
Jordi Cruz affiche un saut qualitatif évident. Pour que ce pas soit transcendantal, il lui reste à renforcer la définition d’une personnalité culinaire nettement différenciée.